back to WRITINGS

Projet de recherché: la proto-tour paramétrique
Patrik Schumacher, Londres 2011
Published in: Zaha Hadid – Une Architecture, Institute du Monde Arabe, Paris

 


Projet pour le quartier des affaires CBD à Pékin.
Le paramétrisme se veut la réponse de l’architecture au dynamisme et à la complexité de la société postfordiste en réseau. Or, la typologie des tours semble bloquée dans l’ère révolue du fordisme et résister à l’injection indispensable de complexité. Aujourd’hui encore, la seule quantité détermine la construction des tours. En général, leur volume résulte d’une simple extrusion verticale et leur espace intérieur se résume à la multiplication de dalles de sol identiques. Couloirs verticaux sans issue, elles sont habituellement isolées du niveau du sol par un podium. À cela président d’excellentes raisons économiques, mais des motifs tout aussi valables portent à penser qu’il serait temps d’aborder la typologie des tours, armé des ambitions et des concepts novateurs du paramétrisme. L’agence Zaha Hadid Architects – et en fait l’avantgarde contemporaine dans sa grande majorité – a résisté longtemps à la conception de tours. À chaque fois que nous devions prendre de la hauteur, nous préférions nettement la dalle et son extension latérale qui laisse plus de marge à la manipulation spatiale. En 1994, nous avons enfin dessiné notre première tour, pour un projet mixte sur la 42e rue à Manhattan. Nous avons évité l’extrusion, la répétition et les mursrideaux hermétiques pour proposer au contraire une pile verticale de blocs emboîtés, que la diversité de leurs textures et des espaces interstitiels permettait de différencier. À l’intérieur, nous nous sommes inspirés de l’idée fantastique de John Portmann, de ses atriums démesurés. (L’invention de John Portmann se révèle être l’unique innovation remarquable concernant l’organisation des tours dans la deuxième moitié du XXe siècle.) Rétrospectivement, notre tour de la 42e rue paraît aussi bien prophétique que primitive. Ce fut le premier concept de tour qui proposait une différenciation radicale de l’édifice sur son axe vertical, et cela tant de l’extérieur que de l’intérieur. La notion de l’atrium chez Portmann se vit métamorphosée en un espace de navigation rythmique, qui donnait de l’intérêt au trajet vers les hauteurs, tout en garantissant l’orientation. Notre projet était primitif (selon les normes actuelles) en raison de son mode de différenciation, le collage, la simple juxtaposition. Nous n’avions pas non plus mis au point son mode d’interfaçage avec le sol. Nous ne fûmes pas lauréats de ce concours et ce n’est qu’après le 11 septembre, au milieu des conjectures sur une nouvelle construction à Ground Zero, que nous avons repris nos études sur le potentiel de la typologie des tours.

À GAUCHE: Tour 42e rue, New York. À DROITE: City of Towers, Venise, Biennale 2002.

Tours Signature, Business Bay, Dubai

Notre esquisse pour Ground Zero consistait en un faisceau de tours dont les tubes auraient émergé de diverses trajectoires horizontales que nous avions repérées sur le site. Nous avions donc conçu une composition forte pour assurer l’interface entre la tour et les configurations délicates du terrain. L’interaction entre les tubes proposait un mécanisme de différenciation de la tour sur son axe vertical. L’espace modulé entre les tubes servait d’espace de navigation et d’orientation. Quelques années plus tard, nous nous sommes penchés de nouveau sur le concept du faisceau pour les Tours Signature à Dubai. Ce projet – actuellement en attente – est censé marquer le centre d’une série d’anneaux concentriques hérissés de tours sur la Business Bay de Dubai. Ici, nous avons interprété le cahier des charges, un programme multifonctions de grande hauteur, par le biais de trois tours, vouées l’une au tertiaire, l’autre à l’hôtellerie, la troisième étant résidentielle, qui convergent et divergent, se rejoignent et se séparent, mais partagent un socle commun et une passerelle aérienne audessus du point médian. Une fois de plus, les atriums, espaces dynamiques, définissent la navigation à l’intérieur. Ce faisceau se déploie dans plusieurs directions à terre, ce qui accroît les surfaces au sol (pour les halls d’entrée et les commerces) et les connexions avec les environs. Alors que ce projet, le plus ambitieux que nous ayons formulé pour une tour, flotte dans les limbes, la première que nous ayons construite, le siège d’une importante compagnie de transport maritime, sera achevée cette année à Marseille.


Siège social de CMA CGM, Marseille, France, 2005-2011

ZHA élève actuellement d’autres tours à Milan, à Barcelone, Bilbao, Bratislava, Beijing et Singapour. Ces premières réalisations pointent vers une renaissance de leur typologie. D’ailleurs, l’effet inverse présente à nos yeux un intérêt particulier, celui des contraintes que présentent les méthodes de conception des bâtiments de grande hauteur pour les techniques de création que nous essayons de développer et d’affiner. La tour exige un niveau infiniment supérieur de précision et d’intégration de toutes les parties et de tous les soussystèmes. L’emphase n’est plus mise sur la liberté de procéder, sur la superposition en expansion, mais sur une interarticulation compacte. Qui implique une coordination étroite de tous les soussystèmes et composants.

Parallèlement aux tours évoquées ci-dessus et qui répondent à des commandes, l’agence Zaha Hadid Architects s’est engagée dans un projet de recherche sur la prototour paramétrique (Parametric Prototower Research), auquel se consacre notre équipe d’infographistes, le « CODE » (Computational Design)1. En même temps, l’AA Design Research Lab a entamé un programme de recherches complémentaires sur la tour, dans le cadre plus général de recherches sur le ProtoDesign (protoconcept). Ce type de conception part du principe que l’architecture n’a plus à fabriquer des bâtiments individuels en réaction à des terrains et à des cahiers des charges uniques. Il s’agit au contraire de concevoir des prototypes paramétriques possédant des qualités d’adaptation inhérentes, capables de diversifier avec intelligence des schémas topologiques généraux en fonction d’un large éventail de conditions du terrain et du cahier des charges, pouvant être spécifiées par des paramètres.


Exemples de recherche paramétrique sur les tours.

Ces proto-concepts peuvent être comparés au petit nombre des plans fondamentaux d’organismes qui soustendent la variété infinie des formes biologiques et résultent de l’évolution – chacune à l’intérieur d’une niche complémentaire – fondée sur ces plans primaires d’organismes.


Éventail phénotypique du génotype de la proto-tour.

Séquence de systèmes structurels à sélectionner selon leur hauteur/élancement par opposition au système différencié / déphaseur

Le plan fondamental de l’organisme d’une prototour compte quatre soussystèmes fondamentaux :
structure (squelette)
façade (enveloppe)
surfaces occupées (niveaux)
navigation (vides, ascenseurs)

La distinction entre ces soussystèmes structure les études sur la conception de la prototour. L’un des principes fon¬damentaux de ce projet de recherche consiste à différencier clairement, dès le début, ces soussystèmes définis par leurs fonctions. La prototour dans son ensemble est une construction complexe à plusieurs systèmes, qu’il convient de différencier intérieure¬ment, tant dans l’axe vertical que sur la circonférence. Cette exigence de différenciation s’applique à tous les soussystèmes. Nous aspirons à une complexité aux strates multiples, capable d’une importante différenciation légitime à l’intérieur de chaque soussystème et d’une forte corrélation entre les divers soussystèmes formant le protosystème global. La différenciation inhérente à chacun des soussystèmes est associée à des différenciations complémentaires dans les autres soussystèmes. La différenciation structurelle, par exemple, est liée à celle de l’enveloppe comme à celle du système des niveaux et des vides, etc. Au début, chaque système est constitué et différencié selon sa propre logique unique. Le squelette structurel, par exemple, se particularise sur son axe vertical par la distribution des forces résultant tant des charges statiques verticales que de la poussée horizontale des vents. Dans l’enveloppe, c’est avant tout la circonférence qui est concernée, par les effets variés de facteurs environnementaux tels que la lumière solaire, la température, le vent, etc. Néanmoins, la différenciation inhérente au soussystème sera surdéterminée par son adaptation (corrélation) aux différenciations des autres soussystèmes. De la sorte, les soussystèmes accentuent mutuellement leurs différenciations. Ils deviennent des représentations2 les uns des autres.

En tant que système écrit de relations, la tour paramétrique subit de fortes différenciations, ellesmêmes soumises à des règles. Ceci se fonde sur une série systématique de corrélations légitimes qui sont définies par les éléments différenciés et les soussystèmes. Ces corrélations intègrent et (ré) établissent une cohérence et une unité visibles dans tout le système différencié. Cette notion de complexité soumise à des règles assimile ce travail à des systèmes organiques où toutes les formes résultent de forces interagissant en toute légitimité. Tout comme les systèmes organiques, les compositions paramétriques ne se laissent pas aisément décomposer en parties indépendantes – une différence essentielle par rapport à l’impératif moderniste de séparation nette et d’indifférence réciproque des parties.

Toute confrontation avec la typologie des systèmes structurels du modernisme met en évidence les limites du rationalisme de ce mouvement. Le système structurel est tenu de réagir à la hauteur et à la minceur exacerbées de la tour. L’ingénierie contemporaine opère une sélection au sein d’une série ordonnée de systèmes structurels, d’après le paramètre clé de la hauteur et de la minceur. En premier lieu, la stabilité est assurée par un noyau central, puis par un noyau et ses supports, puis par un tube structurel. Ce qui pose un problème, puisque dans l’hypothèse a priori d’un système homogène et répétitif, une tour d’une certaine hauteur est structurée comme un tube, de bas en haut. C’est d’une irrationalité manifeste. Dès lors que nous éliminons l’exclusion a priori de la différenciation, il est clair que le tube n’est requis qu’en bas de la tour, là où les moments des forces sont les plus prononcés. La réponse appropriée consiste donc à différencier la structure de la tour en fonction de son axe vertical, ce qui entraîne des « déphasages ».

La recherche sur les tours – aussi bien chez ZHA que chez AADRL – impose une prémisse inhabituelle : le squelette devrait être conçu comme un réseau d’éléments linéaires, sans recours à un noyau solide pour sa stabilité. Les étages euxmêmes ne devraient pas être considérés comme une partie de la structure globale. Le système des surfaces occupées et celui des circulations et de la navigation sont libérés du fardeau de contribuer à la stabilité globale de la tour. Cet accent mis dès le départ sur la monofonctionalité des systèmes est important pour rompre avec les formules stéréotypées des tours. Chaque système est libre de développer son caractère unique, en accord avec sa fonction principale. Le squelette remplit le volume de la tour de son réseau structurel. Les ascenseurs, les escaliers et les escaliers mécaniques peuvent alors « s’envoler » au milieu des vides qu’ils décèlent à l’intérieur du squelette. Les étages s’y installent à leur guise. Leur disposition dépend des configurations voulues pour les zones. Le système des étages prend place dans le squelette selon sa propre logique, mais aussi selon les possibilités offertes par les conditions changeantes de l’ossature. Il lit ainsi le squelette comme un terrain d’opportunité et s’y adapte d’après une règle écrite de lecture. Cette dialectique de différenciation fonctionnelle et d’adaptation corrélative accroît simultanément l’indépendance et l’interdépendance. Elle génère par ailleurs une immense palette de solutions créatives pour les constructions de grande hauteur. (De toute évidence, cette liberté nouvelle a son prix. Nous devons renoncer à l’avantage économique offert par l’emploi des escaliers et des étages à des fins structurelles.) Le projet se conçoit comme une cascade de corrélations associant des soussystèmes indépendants au début : l’articulation du motif de la façade est liée au système structurel, luimême lié tant à la forme extérieure qu’au vide intérieur dépendant de la forme. Il en résulte une relationalité profonde qui bénéficie à l’orientation par le biais d’inférences locales à locales et locales à globales.


Modèle d'étude de tour paramétrique multi-fonction.


De la circulation à la navigation: exploration des richesses internes des tours multifonctions

Démêler la structure et la circulation présente cet avantage que le système de circulation peut désormais devenir un système de navigation permettant la pénétration visuelle et donc l’orientation, et non plus enfermé dans un tube (noyau) structurel. Les ascenseurs panoramiques sont envisageables. Cette possibilité de navigation se révèle d’autant plus nécessaire que la tour n’est plus un système de répétitions où tous les niveaux proposent le même programme. La recherche se fonde sur des tours à usages mixtes, offrant toutes sortes d’événements dans l’ensemble du bâtiment. Les espaces de navigation s’imposent pour ouvrir cette diversité au regard des utilisateurs potentiels. Définition d’« ordre » dans l’architecture contemporaine : en termes très généraux, l’ordre s’entend comme l’opposé de l’aléatoire arbitraire. Cette définition des plus sommaires doit être notre point de départ incontesté. Cependant, si les notions traditionnelles d’ordre cherchaient à limiter l’arbitraire par l’adhésion d’une configuration à un modèle idéal ou préconçu, par exemple l’ordre conféré par les trames, les proportions et les symétries, les notions contemporaines d’ordre font preuve de bien plus d’ouverture en ce qui concerne les mécanismes susceptibles de restreindre l’aléatoire. Ces mécanismes s’articulent autour de la création d’interdépendances internes entre les parties, plutôt qu’autour de la dépendance des parties envers des schémas externes antérieurs. Les architectures classique et moderniste livrent des compositions ayant recours à une poignée de parties préconçues et identifiables – figures géométriques telles que les rectangles et cubes, les cercles, cylindres et demisphères, les triangles, prismes et pyramides – selon ces relations et opérations simples que sont la répétition, la symétrie et les proportions utilisées dans l’architecture classique. Le modernisme recourt moins à la contrainte, autorise l’asymétrie et étire les proportions sans les coordonner. Il laisse plus de marge à l’hétérogénéité au sein des vastes configurations architecturales telles que les bâtiments ou ensembles institutionnels. En général, il adopte en tout point des relations orthogonales, aussi bien dans la configuration globale que dans toutes ses parties et détails. La conception moderniste opère en séparant les parties et en laissant chacune d’elles acquérir une morphologie indépendante en vertu de ses impératifs fonctionnels. Il est fait un grand usage de la répétition dans chaque partie isolée de la composition. Afin de conférer une certaine unité d’ensemble à ces compositions, le modernisme se sert du concept vague d’équilibre dynamique. Les compositions modernistes sont plus ouvertes et incomplètes que les architectures classiques et, dans l’ensemble, moins contraintes. Dans ce sens, nous pouvons affirmer qu’elles sont moins ordonnées que celles du classicisme. Cette tendance à réduire la place de l’ordre en éliminant les contraintes se poursuit avec le postmodernisme et le déconstructivisme. Celuici supprime le précepte de l’orthogonalité et permet de nouvelles avancées – comme le chevauchement de figures géométriques et l’interpénétration de différentes trames – qui ont aussi bien enrichi le répertoire que réduisent la part de l’ordre et donc la prévisibilité des projets. Par prévisibilité, nous entendons ici deux notions apparentées : en premier lieu, la prévisibilité d’une avancée ou d’une décision particulière au sein du processus de conception, d’une part (prévisibilité du projet en cours), et l’aptitude à prévoir ou à formuler des hypothèses capables de succès – tout en se déplaçant à l’intérieur de la construction – sur la façon dont celleci continue (prévisibilité de la configuration), c’estàdire des inférences locales à locales et locales à globales facilitant la navigation. Nous pouvons donc observer une trajectoire historique qui a suscité des expansions successives du répertoire (ce qui à son tour a accru la polyvalence des réponses architecturales), suivie d’un recul de l’ordre et donc de la navigabilité. La question qui se pose ici est la suivante : cette compensation estelle inévitable ou estil possible d’accroître en même temps la polyvalence des réponses architecturales nécessaires et l’ordre ? Selon la thèse proposée ici, le paramétrisme est – en principe – destiné à assurer ce progrès combiné de la polyvalence et de l’ordre. La référence à l’intelligibilité et à la navigabilité est nécessaire pour associer le concept d’ordre à celui de performance. Ce qui, toutefois, complique la situation. En effet, le concept d’ordre, transformé, passe d’une catégorie qui se contente de décrire et de comparer telle propriété objective d’un artefact architectural ou d’une configuration à une catégorie décrivant et comparant une relation située entre l’artefact architectural et un usager ou une audience (socialisée) qui perçoit et (espéronsle) comprend cet artefact et cette configuration. Le concept (de degrés) d’ordre qu’il convient de proposer possède donc un aspect objectif mais aussi subjectif. Le premier est (le degré de) l’organisation au sein d’une configuration. Le second est (le degré de) l’articulation au sein d’une configuration organisée, i.e. la mesure dans laquelle un sujet navigant et percevant peut retrouver l’organisation. Dans la mesure où ces différenciations des systèmes sont articulées et deviennent lisibles, leur organisation contribue à l’instauration d’un ordre architectural. La différenciation visible du squelette, par exemple, propose des indices (facilitant le repérage local à global) sur la position relativement élevée ou basse de l’individu à l’intérieur du bâtiment et la différenciation visible des solutions de réduction de l’insolation sur la circonférence du bâtiment peut offrir une aide à l’orientation (facilitant le repérage local à global). Une fois encore, dans la mesure où la corrélation entre ces deux soussystèmes de la tour est lisible, c’estàdire dans la mesure où la différenciation du squelette perce sous la façade ou est accentuée et révélée par celleci, l’organisation est rehaussée au niveau de l’ordre. Dans ce cas, les soussystèmes impliqués dans les corrélations deviennent bien des représentations les uns des autres. Un projet paramétriste transforme un début arbitraire en un ordre complexe, d’une grande sophistication, qui revêt l’apparence de la nécessité pour le concepteur. Dans la perspective de l’observateur, une élégance3à couper le souffle est en le corollaire subjectif, dans la mesure où ce réseau toujours plus serré de corrélations organisantes est articulé et donc visible.

 

Notes:
1          Ce groupe est constitué de véritables chercheurs plutôt que de spécialistes attachés à des services. Parmi les principaux membres du CODE, citons entre autres Nils Fischer, Shajay Bhooshan, Danilo Arsic, Suryansh Chandra, Goswin Rothenthal, Michael Grau, Mostafa El Sayed. Danilo Arsic a dirigé les études sur les tours.
2          Le mot allemand pour une application mathématique, Abbildung, signifie littéralement « représentation ».
3           Voir Patrik Schumacher, « Arguing for Elegance », in Elegance, AD (Architectural Design), janvier/février 2007, éditrice : Helen Castle, relecture par Ali Rahim et Hina Jamelle


back to WRITINGS